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Par Temilade Sesan, Unico Uduka, Israel Faleye et Deji Yusuf, 19 septembre 2022 

Jour de Marché à Gbamu Gbamu. Les commerçants accourent de partout pour obtenir une bonne affaire sur les cultures de base. Crédit photo: Israel Faleye. 

La route de terre irrégulière qui relie le village de Gbamu Gbamu dans l'État d'Ogun, dans le sud-ouest du Nigeria, à l'autoroute la plus proche, fait 40 kilomètres de long, soit trois quarts d'heure en voiture ou en moto, le moyen de transport le plus courant pour entrer et sortir de la communauté. La route est bordée de part et d’autres par des hectares de terres ouvertes où poussent une variété de cultures arboricoles, dont certaines sont visibles depuis les bords : ananas, cacao, palmier à huile.

La communauté de Gbamu Gbamu elle-même est un havre de paix pour les agriculteurs : nichée dans une réserve forestière gouvernementale, elle possède certaines des terres les plus fertiles de la région du sud-ouest. Si l’on en croit les projections du gouvernement et des acteurs du développement, c'est l'endroit idéal pour les investissements dans un mini-réseau : une communauté isolée et non connectée au réseau électrique national, mais qui regorge de potentiel de développement.

La région sud-ouest du Nigeria, où se trouve Gbamu Gbamu, est en bleu foncé.

À l'échelle mondiale, le développement des mini-réseaux a fait du chemin, surtout depuis les années 1980, lorsque les bailleurs de fonds et les gouvernements ont commencé à reconnaitre les limites de l'expansion des réseaux conventionnels dans les pays en développement. Au cours de cette période, les parties prenantes ont cessé de se concentrer essentiellement sur l'alimentation des communautés rurales pour se rendre compte que ces communautés avaient besoin de croissance économique pour maintenir tout gain en matière d'accès à l'électricité. En cours de route, un discours sur d'utilisation productive est apparu qui a motivé une grande partie de l'activité autour des mini-réseaux ces dernières années. Selon ce discours, l'accès à l'électricité n'est bon que dans la mesure où il peut être utilisé de manière rentable, et l'offre doit donc aller de pair avec une demande importante des utilisateurs « productifs » et/ou « ancrés ». Ce discours a été défendu par les développeurs de mini-réseaux, les institutions de financement du développement, les investisseurs, les bailleurs de fonds et les gouvernements, montrant le large attrait de la pensée néolibérale à l’origine des transitions énergétiques dans les pays en développement.

A première vue, l’argument de l'utilisation productive, semble s’être confirmé dans le contexte nigérian : les développeurs privés sur les premiers projets de mini-réseau – il y a environ une dizaine d’année – n'ont pas réussi à recouvrer leurs coûts parce qu’un grand nombre de leurs clients ruraux ne généraient tout simplement pas suffisamment de revenus pour leur permettre de payer les tarifs élevés pratiqués. Par conséquent, au cours des cinq dernières années, plusieurs promoteurs ont commencé à concevoir des stratégies pour catalyser un développement économique plus large dans les communautés de projets. Un exemple courant est l'introduction de moteurs électriques pour les utilisateurs productifs comme les meuniers et les vulcanisateurs qui utilisent traditionnellement des équipements mécaniques, dans l'espoir que la demande globale d'électricité augmente en conséquence.

C'est dans ce contexte que notre équipe de recherche a entrepris de s'intéresser à la dynamique et à la distribution de l'accès à l’électricité par mini-réseaux dans le contexte nigérian, en utilisant Gbamu Gbamu comme étude de cas. Construite par un promoteur privé à l’initiative du gouverneur de l'État en 2018, l'installation – la seule de ce type à Gbamu Gbamu - a une capacité de production de 85 kWc et a été construite à l'origine pour desservir environ 500 ménages et petites entreprises opérant dans la communauté. (Ce nombre a augmenté à plus de 600 ménages – environ 7 000 personnes – dans l'intervalle, conséquence du nouveau statut de la communauté dans la région en tant que centre électrifiée.) L'équipe a cherché à comprendre comment cette rhétorique d'utilisation productive s'est introduite dans le contexte et à identifier les impacts de l'électricité du mini-réseau sur différentes catégories d'utilisateurs. Pour ce faire, nous avons mené des entretiens approfondis et des discussions de groupe avec des opérateurs de mini-réseaux, des autorités communautaires, des utilisateurs domestiques et divers opérateurs de petites entreprises. Nous avons constaté que si l’arrivée du mini-réseau a stimulé l'activité économique dans la communauté, les avantages de l'utilisation productive sont plus nuancés que cette rhétorique pourrait suggérer et bénéficieraient d'un examen plus approfondi.

L'«utilisation productive» ne s'étend pas au pilier de l'économie locale

L'une des conclusions les plus frappantes de notre recherche à Gbamu Gbamu était que, contrairement à ce que l'on pourrait attendre d'un centre agricole aussi important, les activités de transformation agricole figurent à peine sur l'échelle de la consommation d'électricité. La transformation des principales cultures de la région - cacao, noix de palme et manioc – n’a pratiquement pas changée depuis que de l'énergie du mini-réseau est disponible. Parmi les nombreux producteurs de cacao de la communauté, un seul utilise l'électricité pour l'éclairage et les opérations générales, et même cela provient d'un petit système solaire autonome plutôt que du mini-réseau. Le séchage, étape clé de la transformation du cacao, semblerait être un candidat probable pour le mini-réseau; cependant, il s'avère que les agriculteurs de la région ne sont pas désireux d'acquérir des machines électriques à cette fin. En effet, ces machines sont si efficaces pour aspirer l'humidité que le cacao séché pèse beaucoup moins que la variante traditionnelle séchée au soleil et rend les vendeurs moins compétitifs sur le marché local.

Le traitement de l'huile de palme est également fortement tributaire des méthodes traditionnelles et bénéficie donc peu du mini-réseau. Pour comprendre pourquoi cela est particulièrement problématique, il est utile d'avoir un aperçu de la façon dont la chaîne de valeur de l'huile de palme dans le sud-ouest est structurée. Les femmes sont si visibles dans les unités de traitement d'huile à ciel ouvert disséminées dans la région qu'il est facile de les prendre pour les propriétaires de ces entreprises. En réalité, les opérations (et la plupart des bénéfices) sont généralement détenues par des parents masculins, principalement des maris, et les femmes fournissent simplement la main d’œuvre pour tout, du foulage des noix avec leurs pieds nus à leur cuissons à des températures brûlantes dans d'énormes cuves chauffées au bois.

Les femmes qui fournissent la main-d' œuvre pour l'industrie de transformation de l'huile de palme dans le sud-ouest du Nigeria ne bénéficient d'aucun des avantages de l'électrification par mini-réseaux au travail. Crédit photo: Dixon Torimiro.

La seule étape du processus qui est typiquement mécanisée est le broyage des noix de palme crues dans un broyeur qui est traditionnellement alimenté par du diesel. A Gbamu Gbamu, les efforts du développeur pour faciliter l'acquisition de moteurs électriques à cette fin ont été interrompus dès le début pour des raisons d'incompatibilité technique; cependant, ces efforts n'auraient que peu ou pas contribué à améliorer les conditions de travail des femmes qui font traditionnellement le lourd travail du foulage et du brassage.

C’est tout ou rien!

Si les petits transformateurs agricoles ne profitent pas beaucoup de l'électricité du mini-réseau, alors quelles catégories d'utilisateurs productifs en profitent? Encore une fois, les résultats de Gbamu Gbamu permettent de répondre à cette question. Pour commencer, les utilisateurs productifs de la communauté constituent une part relativement faible de la demande d’électricité du mini-réseau – environ 20 pourcent de la population – les 80 pourcent restants étant constitués de ménages et une poignée d'utilisateurs sociaux. Beaucoup de ces utilisateurs productifs dépendaient dans une certaine mesure des générateurs à essence avant l'arrivée du mini-réseau dans la communauté et, pour un coût de 190 NGN (environ 0,45 dollar américain) par kWh, ils considèrent généralement que ce dernier est plus rentable et plus favorable à leurs activités. Néanmoins, la répartition des bénéfices du mini réseau semble se faire selon des hiérarchies préexistantes dans les performances commerciales, qui sont, à leur tour, divisées selon le sexe.

Les entreprises qui ont le plus bénéficié du mini-réseau sont celles qui sont suffisamment établies pour dépenser de façon relativement élevée et constante en électricité. Les entreprises de cette catégorie comprennent les maisons d'hôtes, les chambres froides, les magasins de paris, les ateliers de soudure et les ateliers de couture qui utilisent des machines à coudre électriques. Un dénominateur commun à ces entreprises est qu'elles sont généralement gérées par des hommes. Les petites entreprises qui sont plus généralement dirigées par des femmes, telles que les salons de coiffure et les magasins de boissons fraîches, ont également bénéficié du mini-réseau ; cependant, étant donné que leur consommation globale d'électricité est intermittente et minime (elles ont environ un quart des dépenses quotidiennes en électricité des entreprises plus établies), elles n'ont pas connu une grande croissance.

En effet, dans certains cas, il s'est passé le contraire. Par exemple, la prolifération des vendeurs de boissons fraîches dans la communauté en raison du mini-réseau a eu pour effet involontaire d'augmenter l’approvisionnement et, par extension, de réduire les marges bénéficiaires pour les personnes concernées, principalement des femmes. La situation des ateliers de couture mentionnés ci-dessus est également instructive: alors que les femmes tailleurs abondent à Gbamu Gbamu, aucunes d'entre elles n'est formé pour faire le type de travail spécialisé (et plus rentable) qui nécessite l'utilisation de machines électriques. Ces exemples montrent comment les femmes, qui sont généralement plus limitées dans leurs choix commerciaux que les hommes, risquent d'être reléguées au dernier échelon des bénéfices que l’on peut tirer de l’électricité fournie par les mini-réseaux dans le cadre d'une approche habituelle.

Les avantages pour les utilisateurs sociaux sont minimes

Notre travail de recherche à Gbamu Gbamu a révélé une autre dynamique importante qui peut être occulté par l'attention non critique que les parties prenantes portent à la priorité des avantages d'utilisation productive des mini-réseaux. Comme on peut s'y attendre d'un mini-réseau solaire hybride, les batteries de l'installation de Gbamu Gbamu se sont épuisées après quatre ans d'exploitation. Différents problèmes liés à la maintenance et au recouvrement des coûts ont retardé leur remplacement, ce qui a pour conséquence que la communauté ne reçoit pas d'électricité du mini-réseau en dehors des heures de clarté, à moins que l'option de secours diesel ne soit activée – une option qui est devenue de plus en plus délaissée à la suite de la hausse des prix mondiaux du carburant.

Le promoteur gère actuellement ces insuffisances en donnant la priorité aux opérations de jour, lorsque la centrale est en mesure de générer de l'électricité directement à partir de ses panneaux solaires – l'hypothèse étant que l'électricité a le plus de valeurs pour les utilisateurs productifs pendant la journée où la plupart des activités sont menées. En réalité, il y a des exceptions à cette règle: de nombreuses entreprises de la communauté fonctionnent jusqu’à tard dans la nuit. Mais surtout, l'approche actuelle ne tient pas compte d'une autre catégorie d'utilisateurs pour lesquels les opérations nocturnes sont inévitables et cruciales: les utilisateurs sociaux, définis dans le contexte comme des établissements qui ne sont peut-être pas rentables mais qui fournissent des services sociaux essentiels aux membres de la communauté.

Deux établissements sont particulièrement importants à cet égard: le seul centre de santé primaire de la communauté, où le personnel assiste aux naissances à toute heure du jour et de la nuit, souvent à la lumière de leur téléphone portable; et le comité local de sécurité, qui est chargé de protéger la communauté contre la criminalité et pour lequel l'éclairage de la rue la nuit faciliterait grandement les opérations. Encore une fois, les femmes sont particulièrement touchées par la négligence relative de ces institutions sociales, et ce sont elles qui bénéficieraient le plus d'une plus grande attention à leurs besoins particuliers en électricité.

L'accent mis sur la stimulation des utilisations productives de l'électricité en mini-réseaux dans les zones rurales peut occulter les besoins des institutions sociales telles que les établissements de soins de santé. Crédit photo: Israel Faleye.

Qu'est-ce que cela signifie pour l'expansion de l'accès à l'énergie?

Depuis qu’ils sont devenus une option viable pour le développement de l'électrification rurale, les mini-réseaux ont contribué à combler le vaste déficit énergétique en Afrique, et en particulier au Nigeria où 85 millions de personnes n'ont toujours pas accès à l'électricité. Alors que les progrès réalisés dans l'investissement et l'installation de mini-réseaux sont dignes d’intérêt, la mesure la plus importante est de savoir si les projets qui en résultent servent bien les bénéficiaires ciblés dans les communautés rurales pauvres au Nigeria.

Notre recherche sur les impacts des opérations de mini-réseau à Gbamu Gbamu jettent un peu de lumière sur les expériences des utilisateurs finaux à cet égard. Nous avons constaté que le fait de privilégier les utilisations productives de l'électricité du mini-réseau peut avoir un sens commercial pour les développeurs et les entreprises relativement aisées, mais cela apporte peu de valeur ajoutée pour les utilisateurs de niveau inférieur dans les secteurs agricoles et sociaux qui sont essentiels à la réalisation des objectifs de développement rural à grande échelle.

Pour modifier cette dynamique, les acteurs publics et privés doivent concevoir le développement rural et l'accès à l'énergie de manière holistique, en prenant l'agriculture comme point de départ. Il est particulièrement important de comprendre les besoins des différentes catégories d'agriculteurs et de transformateurs agricoles, la structure des différentes chaînes de valeur agricoles, les acteurs impliqués à chaque étape et la justification de l'expansion de leur consommation d'énergie. Avec ces connaissances de base, les projets d'accès à l'énergie en milieu rural (y compris, mais sans s'y limiter, les mini-réseaux) peuvent être mieux ciblés pour parvenir à une répartition plus équitable des bénéfices.

Certains promoteurs avant-gardistes au Nigeria, y compris quelques-uns opérant dans le sud-est et le sud-ouest du pays, ont entrepris une partie de ce travail, en investissant dans les agriculteurs pour augmenter leurs rendements agricoles afin que les deux parties soient davantage incitées à utiliser l'électricité pour la transformation agricole. À l'avenir, il serait très bénéfique que les investissements dans les chaînes de valeur agricoles aux fins de la planification de l'accès à l'énergie puissent faire partie du soutien des bailleurs de fonds et du gouvernement au secteur privé. Ces investissements stratégiques nécessiteraient beaucoup d'engagement de la part du public; toutefois, étant donné le rôle central du secteur agricole dans le développement rural, les bénéfices éventuels pour toutes les parties en vaudraient la peine.

Tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du secteur agricole, le défi commun est de savoir comment inclure les femmes de manière significative dans les gains envisagés de l'investissement dans les mini-réseaux. Comme nous l'avons vu à Gbamu Gbamu, les avantages putatifs pour les utilisateurs productifs sont inférieurs à la normale pour les petites entreprises qui utilisent peu d'électricité, quelle que soit leur demande latente, et qui sont souvent dirigées par des femmes. Nos résultats font écho à ceux des chercheurs en Tanzanie qui ont constaté que les avantages pour les utilisateurs productifs de l'électricité générée par les mini-réseaux dans les communautés rurales sont corrélés à la taille des entreprises. Il est clair que, pour que les utilisatrices productives bénéficient équitablement des mini-réseaux, il faut s’attacher davantage à les perfectionner et à développer leurs activités.

Enfin, l'accent conceptuel et discursif mis sur l'utilisation productive dans le secteur des mini-réseaux doit être équilibré par une attention proportionnelle aux utilisations sociales de l'électricité, en particulier dans le contexte des centres de santé et des écoles locales, qui sont parfois les seuls signes de la présence gouvernementale dans les communautés rurales. Reconnaître que ces services sociaux ne s'inscrivent pas dans le paradigme du profit et ne sont pas forcément adaptés aux cadres de recouvrement des coûts est une première étape importante. Cela devrait être suivi d'actions positives telles que la priorité accordée aux clients à usage social pour la disponibilité de l'électricité 24 heures sur 24, les coûts supplémentaires pour les promoteurs étant répercutés sur le gouvernement. Il s’agit d’un retour d'information important dont toutes les parties prenantes doivent tenir compte dans leur travailler pour atteindre l'objectif SE4All, l'accès universel à l'énergie d'ici 2030.

Remerciements

Merci à Lucy Baker pour ses commentaires judicieux sur une version antérieure de cet article. 

Merci à Marieme Sy Diop pour la traduction de cet article.

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